Samedi 17 mai 2025
Kilifi,ย Kenya
Il y a trois ans, Thomas Kazungu Karisa travaillait dans une station essence du sud-est du Kenya et il tirait le diable par la queue. Puis il a reรงu un don en espรจces, qui a, dit-il, “changรฉ sa vie”.
“Ma famille se couchait souvent le ventre vide. Mes enfants รฉtaient renvoyรฉs de l’รฉcole parce qu’ils n’avaient pas payรฉ leurs frais de scolaritรฉ et je croulais sous les dettes”, se souvient ce pรจre de cinq enfants, qui gagnait alors environ 80 euros par mois.
C’รฉtait avant que le nรฉo-fermier ne reรงoive un prรชt en cash de 110.000 shillings (environ 900 euros) de l’ONG new-yorkaise GiveDirectly (Donne directement, NDLR), qui lui a permis de louer des terres, les irriguer puis les exploiter.

L’entreprise a rรฉalisรฉ 33 essais de contrรดle randomisรฉs dans certains des villages les plus pauvres du Kenya et d’ailleurs pour รฉtayer son argumentation. (Photo : Tony KARUMBA / AFP)
Grรขce ร l’argent gรฉnรฉrรฉ, il a ensuite achetรฉ deux vaches, puis une tronรงonneuse, qu’il loue ร l’occasion. Sa ferme du comtรฉ de Kilifi (Sud-Est) est dรฉsormais luxuriante. Il y cultive du gombo, ou de l’okra, un lรฉgume vert tropical dont le goรปt oscille entre la courgette et le haricot vert.
Si des ONG “m’avaient donnรฉ de la nourriture, il n’y en aurait plus depuis longtemps”, explique Thomas Kazungu Karisa ร l’AFP. “Mais grรขce ร l’argent, j’ai pu changer de vie.”
Son retour d’expรฉrience valide le prรฉsupposรฉ de GiveDirectly, pour qui les organisations caritatives devraient distribuer moins d’aide (nourriture, manuels scolaires, etc…) et davantage d’argent ร leurs bรฉnรฉficiaires.
– “La pauvretรฉ n’attend pas” –
L’ONG amรฉricaine affirme avoir donnรฉ de l’argent ร 1,5 million d’Africains et rรฉalisรฉ 25 รฉtudes d’impact sur ce continent. Chaque dollar reรงu a gรฉnรฉrรฉ 2,5 dollars au sein des familles aidรฉes, assure-t-elle.
“L’argent liquide a permis de faire reculer la violence domestique, d’amรฉliorer la mortalitรฉ infantile, d’amรฉliorer les rรฉsultats des entreprises, de rendre les familles plus saines et de permettre aux enfants d’accรฉder ร une meilleure รฉducation”, affirme Caroline Teti, sa vice-prรฉsidente.
Alors que les รtats-Unis et d’autres pays occidentaux ont drastiquement rรฉduit leur aide humanitaire ces derniers mois, les dons en espรจces permettent de faire plus avec beaucoup moins, estime encore GiveDirectly.
Les systรจmes d’aide traditionnels dรฉpensent ainsi des sommes importantes en transport, infrastructures ou expatriรฉs coรปteux. Une รฉtude rรฉalisรฉe en 2022 par l’universitรฉ de Washington avait rรฉvรฉlรฉ que les frais administratifs et de personnel absorbaient ร eux seuls 30 ร 60% des budgets amรฉricains allouรฉs aux projets de santรฉ mondiaux.
GiveDirectly affirme ร l’inverse que 80% des dons qu’elle reรงoit parviennent directement ร ses bรฉnรฉficiaires.
“L’argent liquide n’est pas une solution miracle”, observe pourtant Mme Teti. Les gouvernements des populations aidรฉes doivent toujours investir dans leurs รฉcoles, hรดpitaux, dans l’eau et l’รฉlectricitรฉ.
Mais donner du cash est un moyen rapide et efficace de faire face ร une crise. “La pauvretรฉ n’attend pas”, souligne Mme Teti. “Une annรฉe suffit pour qu’une fille abandonne l’รฉcole… pour qu’une mรจre ou un enfant meure.”
Le monde humanitaire s’est progressivement ralliรฉ ร cette idรฉe depuis dix ร quinze ans. Le Conseil norvรฉgien pour les rรฉfugiรฉs (NRC) donne aujourd’hui 20% de son aide en espรจces, mais pourrait facilement monter ร 45%, commente Tariq Riebl, son directeur de la stratรฉgie et de l’innovation, interrogรฉ par l’AFP.
Mรชme l’USAID, l’agence humanitaire amรฉricaine, dรฉmantelรฉe ces derniers mois, avait reconnu, aprรจs des annรฉes de rรฉticence, que les paiements en espรจces รฉtaient efficaces pour rรฉduire la pauvretรฉ, dans un document d’orientation en octobre.
– “Conservatisme latent” –
Le plus grand obstacle est le “conservatisme latent” des acteurs humanitaires, note M. Riebl. “Il y a quelque chose de plus rรฉconfortant ร remettre un kit d’articles non alimentaires ou un sac de riz qu’ร donner de l’argent liquide”, reconnaรฎt-il.
Les dons en espรจce ne sont toutefois pas applicables partout, notamment dans les zones de guerre oรน les produits de premiรจre nรฉcessitรฉ sont quasi inexistants, ou lorsque des articles spรฉcialisรฉs sont nรฉcessaires, comme des cartes d’identitรฉ pour les rรฉfugiรฉs ou des mรฉdicaments contre le VIH.
Mรฉdecins sans frontiรจres (MSF) indique avoir eu recours ร seulement deux reprises ร des transferts en cash : en Syrie au milieu des annรฉes 2010 et rรฉcemment dans la rรฉgion du Darfour au Soudan.
“L’argent liquide pour les soins de santรฉ reste trรจs rare”, affirme son responsable du plaidoyer Tarak Bach Baouab. “Nous voulons รชtre sรปrs de la qualitรฉ de nos programmes, c’est pourquoi nous prรฉfรฉrons nous procurer nous-mรชmes les mรฉdicaments et les รฉquipements.”
L’ONG craint aussi de voir “les rรฉsultats en matiรจre de santรฉ diminuer” si l’argent n’est pas dรฉpensรฉ en ce sens par les bรฉnรฉficiaires, remarque M. Baouab.
Un argument balayรฉ par GiveDirectly. “Les vies ne peuvent รชtre changรฉes que par les personnes qui les vivent”, lance Caroline Teti. En les aidant avec des espรจces, ย “nous leur donnons de la dignitรฉ et nous leur donnons le choix.”
Humaniterre avec AFP