Mercredi 11 septembre 2024
Par Marietou Bรข
Touba,ย Cรดte d’Ivoire
Quand il รฉtait fรฉticheur, persuadรฉ que cela lui apporterait du “pouvoir”, l’Ivoirien Moussa Diallo (*) s’est rรฉguliรจrement enduit d’un onguentย ร base de gland du clitoris d’une femme excisรฉe rรฉduit en poudre.
“J’ai mis รงa sur mon corps et mon visage pendant trois ans” tous les trois mois environ, “j’avais trop envie d’รชtre un grand chef”, confie le quinquagรฉnaire. C’รฉtait il y a une dizaine d’annรฉes, quand on le consultait comme sorcier et guรฉrisseur autour de Touba dans le nord-ouest du pays.
Ce cas n’est pas unique. Dans plusieurs rรฉgions de Cรดte d’Ivoire, “cet organe est utilisรฉ pour faire des philtres d’amour, avoir de l’argent ou accรฉder ร de hautes fonctions politiques”, rapporte Labe Gneble, directeur de l’Organisation nationale pour lโenfant, la femme et la famille (Onef).
Sur le marchรฉ clandestin, son prix peut dรฉpasser le salaire minimum (75.000 francs CFA, 114 euros).
A Touba, “on entend que c’est trรจs prisรฉ pour des pratiques mystiques”, confirme le lieutenant de police N’Guessan Yosso.
Au terme d’entretiens menรฉs auprรจs d’anciens fรฉticheurs et exciseuses, chercheurs, ONG et travailleurs sociaux, l’AFP a pu รฉtablir l’existence d’un trafic de glands de clitoris de femmes excisรฉes transformรฉs en poudre et vendus pour les pouvoirs qu’on leur prรชte.
Les origines de ce commerce illรฉgal sont obscures et son ampleur difficile ร estimer. Mais les acteurs locaux en sont convaincus, il constitue un des obstacles ร la lutte contre l’excision, interdite depuis 1998 en Cรดte d’Ivoire.
“Pilรฉ avec des cailloux” –
Autour de Touba, ร l’รฉpoque oรน il รฉtait fรฉticheur, figure parfois considรฉrรฉe comme un mรฉdecin traditionnel, M. Diallo, รฉtait souvent sollicitรฉ par des exciseuses souhaitant รชtre protรฉgรฉes des mauvais sorts.
Cette mutilation gรฉnitale, le plus souvent pratiquรฉe entre l’enfance et l’adolescence, peut รชtre considรฉrรฉe par les familles comme un rite de passage ร l’รขge adulte ou un moyen de rรฉprimer la sexualitรฉ d’une fille, explique l’Unicef.
Perpรฉtuรฉe depuis des siรจcles par diffรฉrentes religions en Afrique de l’Ouest, elle constitue une violation des droits fondamentaux selon l’Unicef. En plus de la douleur physique et psychologique, ses consรฉquences sont graves voire mortelles: stรฉrilitรฉ, complications en couches, infections, saignements…
En pleine forรชt ou dans une maison, M. Diallo accompagnait donc les exciseuses dans un lieu sacralisรฉ pour l’occasion d’une ou plusieurs dizainesย d’excisions. Proche de ces femmes, il pouvait ainsi se procurer la fameuse poudre.
“Quand elles coupent le clitoris”, les exciseuses “le font d’abord sรฉcher pendant un mois ou deux” puis elle le “pilent avec des cailloux”, dรฉcrit-il.
Le rรฉsultat est une “poudre noire” qu’elles mรฉlangent parfois ร “des feuilles, des racines, des รฉcorces” ou “du beurre de karitรฉ”.
Elles peuvent la vendre environ “100.000 francs CFA (152 euros) si la fille est vierge”, “65.000 francs CFA (99 euros) si elle a dรฉjร eu des enfants” ou la troquer contre des services, poursuit M. Diallo.
Selon l’homme, qui milite dรฉsormais contre l’excision, le trafic perdure.
Dans le village oรน il habite aujourd’hui, il dit s’รชtre rรฉcemment procurรฉ une poudre auprรจs d’une exciseuse. Un mรฉlange de chair humaine et de plantes dit-il, que l’AFP a pu observer sans pouvoir le faire analyser. Le produit est impossible ร obtenir sans transaction financiรจre.
– “Trafic d’organes” –
Selon les villages, le clitoris des fillettes et jeunes filles est habituellement enterrรฉ, jetรฉ dans une riviรจre ou donnรฉ aux parents, expliquent d’anciennes exciseuses.
Mais l’une d’elle, interrogรฉe dans l’ouest du pays sous couvert de l’anonymat, confirme l’utilisation occulte de clitoris arrachรฉs aux femmes.
“Des gens se faisaient passer pour les parents des filles et repartaient avec le clitoris”, se souvient-elle.
Parmi ces imposteurs, des fรฉticheurs qui utilisaient l’organe lors d'”incantations” et le vendaient ensuite, affirme-t-elle.
Une autre accuse des consลurs d’avoir รฉtรฉ complices. Elles “donnaient รงa ร des gens qui faisaient un mauvais travail” ร des fins mystiques.
Mutilรฉe lorsqu’elle รฉtait enfant, Bintou Fofana (*), trentenaire, raconte comment sa mรจre, au courant de ce commerce, lui a expliquรฉ avoir tenu ร rรฉcupรฉrer la chair retirรฉe.
Au regard du droit ivoirien, le commerce du gland du clitoris est “un trafic d’organes” et un “recel” punissable, comme l’excision, de plusieurs annรฉes de prison et d’amendes, souligne l’avocate Me Marie Laurence Didier Zรฉzรฉ.
La prรฉfecture de police basรฉe ร Odiennรฉ, qui couvre cinq rรฉgions du nord-ouest ivoirien, indique n’avoir jamais poursuivi personne pour un tel trafic.
“Les gens ne donnent pas d’informations sur les choses sacrรฉes”, dรฉplore le lieutenant N’Guessan Yosso.
Selon des habitants interrogรฉs ร Touba, les exciseuses, considรฉrรฉes comme prisonniรจres d’esprits malรฉfiques, sont craintes et respectรฉes.
– “Farfelu”ย –
“Le clitoris ne peut pas donner de pouvoirs”, balaye la gynรฉcologue Jacqueline Chanine basรฉe ร Abidjan, “c’est farfelu”.
La pratique se retrouve pourtant dans plusieurs rรฉgions, tรฉmoignent des chercheurs.
Le socio-anthropologue de la santรฉ Dieudonnรฉ Kouadio a pu s’en rendre compte ร l’occasion de travaux sur l’excision menรฉs ร 150 km au nord de Touba, dans la ville d’Odiennรฉ.
“On m’a prรฉsentรฉ une boรฎte qui contenait justement l’organe ablatรฉ, sรฉchรฉ, sous forme de poudre un peu noirรขtre”, raconte ce chercheur ร l’universitรฉ de Bouakรฉ.
Il a fait part de cette dรฉcouverte dans une รฉtude rรฉalisรฉe avec la fondation Djigui, acteur important de la lutte contre les mutilations gรฉnitales fรฉminines en Cรดte d’Ivoire.
Le ministรจre de la Femme, qui a validรฉ les conclusions de cette รฉtude parue en 2021, n’a pas donnรฉ suite ร nos demandes de rรฉaction.
Dans le district du Denguรฉlรฉ, dont fait partie Odiennรฉ, des agriculteurs “achรจtent des clitoris. Ils mรฉlangent la poudre avec les semences pour amรฉliorer la production de leurs champs”, dรฉtaille Nouho Konatรฉ membre de la fondation Djigui qui rรฉcolte des informations depuis 16 ans sur l’excision.
Pendant les actions de sensibilisation qu’il organise, M. Konatรฉ rรฉvรจle l’existence de ce trafic aux parents de jeunes filles, qui sont “abattus”.
Plus au sud, dans le centre-ouest, des femmes utilisent des clitoris rรฉduits en poudre comme aphrodisiaques, espรฉrant par exemple empรชcher leur mari d’รชtre infidรจle, explique la docteure en criminologie Safie Roseline Nโda, auteure avec deux chercheurs en sociologie d’un article scientifique sur la lutte contre l’excision paru en 2023 qui mentionne ce trafic.
Les trois universitaires rapportent รฉgalement l’utilisation du sang de femmes excisรฉes pour adorer des dieux.
Ce n’est pas la seule pratique occulte liรฉe ร l’utilisation d’une partie du corps dans ce pays, selon Me Didier Zรฉzรฉ.
“Le mystique y a une dimension centrale dans la vie quotidienne, il touche toutes les sphรจres de la vie sociale, professionnelle, amoureuse, familiale”, note l’anthropologue canadien notamment spรฉcialiste des pratiques occultes en Cรดte dโIvoire Boris Koenig, sans que cela ne soit gรฉnรฉralement “illicite” ajoute-t-il.
– “Survivance” –
Ce commerce est “une des raisons de la survivance des mutilations gรฉnitales fรฉminines” en Cรดte d’Ivoire, dรฉnonce la fondation Djigui comme l’Onef, ONG de lutte pour l’amรฉlioration des conditions de vie des femmes depuis les annรฉes 1990.
Le taux de prรฉvalence de l’excision a baissรฉ dans le pays depuis son interdiction et reste en deรงร de la moyenne ouest-africaine (28%), selon l’OCDE (Organisation de coopรฉration et de dรฉveloppement รฉconomiques).
Mais une Ivoirienne sur cinq affirme encore avoir subi des mutilations gรฉnitales et dans certaines rรฉgions du nord, le taux peut dรฉpasser 50%.
Dans les lieux oรน รฉtait appelรฉ l’ancien fรฉticheur Diallo, jusqu’ร “30 femmes” รฉtaient excisรฉes en une journรฉe, assure-t-il. La pรฉriode de janvier ร mars est privilรฉgiรฉe, quand l’harmattan chaud et sec permet une meilleure cicatrisation, prรฉcise-t-il.
A Touba, les agents du seul centre social de la rรฉgion constatent que l’excision se poursuit clandestinement et reste difficile ร รฉvaluer.
Elle se cache derriรจre des fรชtes traditionnelles sans lien apparent, disent-ils รฉvoquant la venue d’exciseuses de la Guinรฉe voisine, situรฉe ร quelques kilomรจtres et oรน le taux d’excision dรฉpasse les 90%.
(*) Les noms ont รฉtรฉ modifiรฉs.
Humaniterre avec AFP
Credit photo AFP Siรฉ Kambou
Nouho Konate, membre de la fondation Djigui qui lutte contre les MGF dans la rรฉgion depuis 16 ans parle du phรฉnomรจne de l’excision ร Odienne le 20 mai 2024.