Conakry, Guinรฉe
Enquรชte de :Lucy PEYTERMANN
Photo : Patrick Meinhardt
Ce phรฉnomรจne touche plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, mais le nombre est dรฉmultipliรฉ en Guinรฉe, devenue ces derniรจres annรฉes l’un des principaux pays africains d’origine des jeunes migrants en route vers le Maghreb et l’Europe.
Leurs traces s’รฉvanouissent avant un dรฉpart en mer prรฉvu dans des embarcations surchargรฉes, une traversรฉe du dรฉsert ร la merci de passeurs qui parfois les abandonnent, lors d’une rafle policiรจre au Maghreb, durant un emprisonnement en Libye ou dans un centre de rรฉtention, ou dans une ville europรฉenne oรน ils dรฉcident de disparaรฎtre volontairement, rongรฉs par la honte d’avoir รฉchouรฉ dans leur rรชve.
Souvent abandonnรฉes ร leur sort, leurs familles en sont rรฉduites ร chercher leurs enfants en รฉcumant sur Facebook les indices d’endroits traversรฉs ou en regardant des boucles WhatsApp macabres qui diffusent des photos de jeunes cadavres dans des morgues ou รฉchouรฉs sur des plages aprรจs des naufrages.
Mais depuis un an, une ONG locale, l’Organisation guinรฉenne pour la lutte contre la migration irrรฉguliรจre (OGLMI), apporte une lueur d’espoir et d’humanitรฉ. Elle a entamรฉ un travail pionnier, ย pour identifier les familles des disparus et les aider dans leurs recherches.
“Sur 100 migrants qui bougent, il y en aura au moins 10 qui ne reviendront pas”, explique ย Elhadj Mohamed Diallo, 38 ans, directeur exรฉcutif de l’OGLMI.
Alors que le nombre de disparus guinรฉens se compte en “milliers”, le sujet reste un tabou dans le pays comme au niveau des institutions internationales, dรฉplore-t-il.
En ce matin d’automne, il sillonne la capitale, Conakry, sur sa moto rouge, son collรจgue Tidiane en passager,ย puis cahote dans les rues non bitumรฉes d’une banlieue.

The problem, which affects families across west Africa, is particularly pronounced in Guinea, which has become one of the main departure points for those heading to the Maghreb and Europe.
One day they are in communication, the next seemingly gone forever. (Photo by PATRICK MEINHARDT / AFP)



– “Laisse-moi aller chez eux” –
C’est la premiรจre fois qu’il vient rencontrer la famille d’Idrissa, disparu depuis plus d’un an.
“C’est mon premier garรงon… Un enfant trรจs intelligent” qui aurait 29 ans aujourd’hui, confie le pรจre, Abdoul Aziz Baldรฉ, un chauffeur de 62 ans, trรจs รฉprouvรฉ.
La famille reรงoit dans une maison partagรฉe entre colocataires, oรน le dรฉnuement est criant.
A chaque famille rencontrรฉe, c’est le mรชme rituel. Dans un recueillement douloureux, les parents d’Idrissa remontent sur leurs tรฉlรฉphones les fils WhatsApp pour retrouver la derniรจre trace visuelle de leur enfant. Sur l’une des derniรจres photos envoyรฉes, un selfie, le visage du jeune homme apparaรฎt souriant.
“Si on arrive ร retrouver son corps, je voudrais faire tout mon possible pour le ramener. Parce qu’il est parti pour nous sauver, et sauver sa petite sลur. Mais Dieu n’a pas voulu…”, souffle son pรจre en s’effondrant en larmes.
Idrissa disait ne plus supporter de voir son pรจre s’รฉpuiser au travail ร plus de 60 ans. Malgrรฉ des รฉtudes brillantes, il ne voyait, comme bien d’autres jeunes Guinรฉens, aucun dรฉbouchรฉ dans le pays.
Son pรจre l’entend encore lui dire: “Tu es fatiguรฉ, tu ne peux plus conduire. Laisse-moi aller chez eux (en Europe) chercher de quoi vivre”.
A partir de 2023, Idrissa tente par trois fois d’aller en Europe par le Maroc. A chaque fois, son pรจre a tentรฉ de le retenir. Puis il est parti une quatriรจme fois en 2024, en emportant dans son sac ร dos “tous ses diplรดmes, du brevet ร ses masters”, dรฉcouvrira son pรจre.
Le 19 aoรปt 2024,ย ce dernier reรงoit un appel. “Vous รชtes Baldรฉย ? Vous avez un fils qui est au Marocย ? Toutes mes condolรฉances”, dit un homme au bout du fil.ย “Ils ont embarquรฉ sur des petits bateaux… Ils sont noyรฉs”.
“Le coupย m’a terrassรฉ”, raconte M. Baldรฉ. “Toute la famille a pleurรฉ”.
Idrissa a disparu dans un bateau qui a chavirรฉ le 17 aoรปt 2024, leur confirmera une jeune fille qui รฉtait ร bord avec lui. “Quand ils se sont rencontrรฉs avec la vague, elle a perdu connaissance. Donc elle ne sait pas oรน est parti Idrissa. Est-ce qu’il est mort ? Est-ce qu’il n’est pas mort?”, s’รฉpuise le pรจre.



– “Abandonnรฉ” –
Selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), au moins 33.220 personnes sont dรฉcรฉdรฉes ou disparues en Mรฉditerranรฉe et 17.768 sur le continent africain lors de leurs pรฉriples migratoires vers l’Europe entre 2014 et 2025.
Des chiffres considรฉrรฉs comme largement sous-estimรฉs, selon l’ONG espagnole Caminando Fronteras, qui pour la seule annรฉe 2024 a recensรฉ 10.457 personnes mortes ou disparues en mer “ร la frontiรจre occidentale euro-africaine”.
Parmi elles figurent “beaucoup de personnes originaires de Guinรฉe”, confirme ร l’AFP Helena Maleno, fondatrice de cette ONG.
Parmi les proches de disparus, “des gens font des AVC en apprenant la nouvelle, d’autres ont des insomnies, des amnรฉsies”, souligne le chercheur guinรฉen Mahmoud Kaba, qui mรจne une vaste รฉtude sur ces familles en Guinรฉe.
Ces derniรจres sont isolรฉes, alors que l’Europe restreint les visas et contrรดle de plus en plus ses frontiรจres, que les personnes migrantes sont criminalisรฉes et que la tragรฉdie des morts sur les routes migratoires suscite souvent l’indiffรฉrence.
Abdoulaye Diallo, 67 ans, รฉprouvรฉ par la disparition depuis deux ans de son fils aรฎnรฉ, Abdou Karim, dit ย se sentir “abandonnรฉ”.
Il est rongรฉ par l’angoisse depuis mars 2023, lorsque son fils, qui aurait 25 ans aujourd’hui, a cessรฉ de lui envoyer des messages.ย Les derniรจres traces de vie d’Abdou sur Facebook remontent ร novembre 2023.
A partir de ses 18 ans, en 2018, il est parti plusieurs fois, au Maroc, puis en Tunisie, puis un an en Libye, oรน il a รฉtรฉ emprisonnรฉ. Puis, aprรจs un retour ร Conakry, de nouveau vers l’Algรฉrie et ensuite le Maroc, d’oรน il comptait se rendre en Espagne.
“C’รฉtait en 2023, il est parti dans une zone dangereuse… “, poursuit M. Diallo, qui pense que son fils est passรฉ par le massif forestier de Gourougou, ร l’est de Tanger (Maroc), devenu au fil des ans une base prรฉcaire pour des milliers de migrants originaires d’Afrique subsaharienne qui cherchent ร entrer dans l’enclave espagnole de Melilla.
Les autoritรฉs marocaines y mรจnent rรฉguliรจrement des rafles pour dรฉloger les migrants des forรชts.
“Il y a la violence, surtout du cรดtรฉ des forces de l’ordre. C’est un pays par lequel des vies s’รฉteignent bรชtement…”, souffle M. Diallo, avant de s’effondrer en pleurant.
“Il n’y a pas de honte ร avoir” en tant que parents de jeunes disparus dans la migration, estime-t-il. Car “c’est un vent qui a soufflรฉ devant toutes les maisons de l’Afrique, ร cause de la mauvaise gouvernance”.
“Je suppose qu’il est tombรฉ dans les piรจges des bandits, ou la violence de la police”, ajoute M. Diallo, les yeux rougis, envisageant dรฉsormais une cรฉrรฉmonie de deuil.ย “Mais tant que je n’ai pas vu la trace rรฉelle” de sa mort, “c’est difficile de le croire”.




– Groupe de parole –
Lorsque des migrants disparaissent, ou que leurs familles soupรงonnent qu’ils ont รฉtรฉ arrรชtรฉs, ces derniรจres alertent les autoritรฉs en Guinรฉe en leur envoyant les quelques informations qu’elles ont. Mais il n’y a souvent pas de suite, constate Elhadj Mohamed Diallo, de l’OGLMI, qui pour soulager leur dรฉtresse et rompre leur isolement a mis en place des boucles WhatsApp en langues locales, ainsi qu’un groupe de parole.
La junte au pouvoir en Guinรฉe depuis 2021 rechigne ร รฉvoquer publiquement le phรฉnomรจne de la migration clandestine.
“Admettre qu’on perd des ressortissants en mer, c’est admettre aussi un รฉchec politique et que nous ne faisons pas assez pour nos ressortissants”, souligne le chercheur Mahmoud Kaba.
Le directeur gรฉnรฉral de la Direction gรฉnรฉrale des Guinรฉens รฉtablis ร l’รฉtranger, Mamadou Saรฏtiou Barry, invite pour sa part ร prendre le terme de disparus avec “beaucoup de mรฉfiance”, dit-il.
Selon lui, beaucoup de ceux qui ne sont pas dรฉcรฉdรฉs “n’ont pas rรฉussi et refusent de communiquer”, ou “sont hospitalisรฉs” ouย “en รฉtat d’arrestation ou de rรฉtention”.
Il souligne que les autoritรฉs ont portรฉ assistance aux familles des naufragรฉs dont elles ont eu connaissance – souvent les rares mรฉdiatisรฉes.
“Que ce soit dans le pays d’origine, de transit ou de destination, il n’y a pas de reconnaissance de cette tragรฉdie et du fait que le nombre de victimes est tellement important”, dรฉnonce de son cรดtรฉ Helena Maleno, de Caminando Fronteras.ย “Il y a parfois des villages oรน il y a la moitiรฉ des jeunes qui manquent”.
“Les familles ont le droit ร la vรฉritรฉ et ร porter plainte, les disparus ont le droit d’รชtre recherchรฉs et les personnes mortes ont le droit d’รชtre enterrรฉes avec dignitรฉ. Mais faire reconnaรฎtre cela aux รtats, c’est trรจs compliquรฉ”, dit-elle.
Aprรจs avoir reรงu le signalement d’une disparition par les familles, l’ONG OGLMI part ร la rencontre des proches ร travers la Guinรฉe et recueille auprรจs d’eux un maximum d’informations et d’รฉlรฉments d’identification, qu’elle transmet ร des associations ou militants au Maghreb, en Europe, et jusqu’au Mexique, en Argentine, aux รtats-Unis…
Des contacts de l’ONG sont parfois missionnรฉs pour visiter les tombes anonymes des “carrรฉs migrants” de cimetiรจres au Maghreb ou en Europe du Sud, ou des morgues.
Elhadj Mohamed Diallo souligne รฉgalement une rรฉalitรฉ moins connue: nombre de jeunes migrants tombent dans la maladie mentale, aprรจs des tortures en prison en Libye, des passages ร tabac par des policiers au Maroc, ou la mort ร leurs cรดtรฉs sur la route d’un ami ou d’un proche.
Lui-mรชme revient de loin : il a tentรฉ plusieurs fois de migrer en Europe entre 2015 et 2017. Dรฉtenu en prison en Libye en 2017, il a vu des gens mourir, a รฉtรฉ “vendu” deux fois en Libye et plusieurs fois violemment agressรฉ.
De nombreuses familles guinรฉennes sont aussi la proie de personnes qui tentent de profiter de leur dรฉtresse en leur vendant au prix fort des preuves de vie de leur proches disparus.
– “Ne pas les oublier” –
Le jour oรน on le rencontre ร Conakry, Idrissa Diallo, 65 ans, est dรฉsespรฉrรฉment en quรชte de rรฉponses sur la disparition de son fils Aladji en Libye il y a quatre ans. Il confie avoir parlรฉ le matin mรชme ร son marabout, qu’il interroge rรฉguliรจrement: “Il nous a assurรฉ qu’Aladji est vivant…”
M. Diallo reรงoit sous le porche de sa maison en construction, figรฉe dans le temps. Son fils a tentรฉ l'”aventure” – terme employรฉ dans la rรฉgion pour dรฉsigner la migration – en 2020 pour trouver du travail et aider ses parents ร financer les travaux.
Parti ร Dakar au Sรฉnรฉgal en 2020, Aladji a gagnรฉ le Mali, l’Algรฉrie, puis la Libye oรน il a travaillรฉ dans un garage avant, en avril 2021, d’embarquer sur une pirogue pour tenter de rejoindre l’Europe via la Tunisie.
“Des gens nous ont dit qu’ils n’ont pas pu traverser et qu’ils ont รฉtรฉ +dispersรฉs+. Depuis, on n’a plus de ses nouvelles”, raconte le pรจre. Le corps n’ayant jamais รฉtรฉ retrouvรฉ, M. Diallo “n’est pas sรปr” de la mort de son fils. “Peut-รชtre qu’il a รฉtรฉ arrรชtรฉ et emprisonnรฉ en Libye, ou en Italie”, espรจre-t-il.
“Tant qu’ils n’ont pas la confirmation du dรฉcรจs, il y a de l’espoir”, souligne Elhadj Diallo.
Car au milieu des drames, les recherches aboutissent parfois, comme celles de Tahibou Diallo, 58 ans, aprรจs deux ans sans nouvelles de son fils Thierno.
On avait accompagnรฉ Elhadj lorsqu’il รฉtait venu rencontrer Tahibou pour la premiรจre fois. La mรจre de famille se rongeait visiblement les sangs car elle avait aidรฉ au voyage de son fils jusqu’en Espagne. “Il m’a dit qu’il allait รฉtudier lร -bas…”, disait-elle. Thierno avait ensuite rejoint la France, puis s’รฉtait volatilisรฉ.
“Mon espoir, c’est que vous m’aidiez ร le retrouver”, avait lancรฉ Tahibou, bouleversรฉe, ร Elhadj.
Courant octobre, grรขce ร un rรฉseau d’associations, l’OGLMI a pu localiser le jeune, vivant et devenu sans domicile fixe ร Nantes, dans l’ouest de la France.ย Il va apparemment trรจs mal, mais sa mรจre a pu lui reparler et retisser le lien fragile.
D’autres familles ont sollicitรฉ l’ONG qui cherche depuis plus d’un an, ce qui laisse peu d’espoir. “Ces familles doivent รชtre accompagnรฉes ร faire leur deuil”, plaide M. Diallo.ย “Tous ces disparus, on ne doit pas les oublier”.
Humaniterre avec AFP



