Sierra Leone
Jeudi 10 juillet 2025
Le regard intimidรฉ, Esther et Rio, deux bรฉbรฉs chimpanzรฉs orphelins, se blottissent avec tendresse contre la poitrine de leur soigneuse. Ces rescapรฉs ont trouvรฉ refuge dans un sanctuaire unique en Sierra Leone mais dont l’avenir est ร son tour menacรฉ par une alarmante dรฉforestation et l’empiรจtement illรฉgal sur les terres d’un prรฉcieux parc national.
Hawa Kamara prend soin depuis un an d’Esther et de Rio, arrivรฉs au sanctuaire pour chimpanzรฉs orphelins de Tacugama ร l’รขge de seulement trois mois. Calรฉs sur ses hanches, les orphelins s’agrippent ร son cou dans des gestes infiniment doux, guettant avec des yeux รฉcarquillรฉs les cris aigus d’autres primates du site.
A Tacugama, la touffeur, la densitรฉ vรฉgรฉtale, le crissement mรฉtallique des insectes de la prรฉcieuse forรชt tropicale humide sont saisissants, dans ce pays ร la biodiversitรฉ spectaculaire abritant plusieurs espรจces protรฉgรฉes.
Situรฉ ร une quinzaine de kilomรจtres de la capitale Freetown, au sein du Parc national de la Pรฉninsule de la Rรฉgion Ouest (WAP-NP),ย le sanctuaire accueille des chimpanzรฉs de moins de cinq ans, dont la famille a รฉtรฉ tuรฉe et auxquels il faut apprendre ร survivre.
Ils y arrivent mal-nourris, handicapรฉs ou blessรฉs par balle ou ร la machette, traumatisรฉs, souvent aprรจs avoir รฉtรฉ vendus par les braconniers et gardรฉs comme animaux domestiques dans des villages…
Le chimpanzรฉ d’Afrique de l’Ouest est considรฉrรฉ comme une espรจce “en danger critique d’extinction” par l’Union internationale pour la conservation de la nature, menacรฉe notamment par la disparition de son habitat et le braconnage pour sa viande.


Les orphelins de Tacugama passent par des parcs de rรฉhabilitation, puis vivent dans les dizaines d’hectares sauvages protรฉgรฉs du sanctuaire, qui abrite actuellement 122 primates.
“Depuis deux ร trois ans, nous constatons une augmentation du nombre des chimpanzรฉs sauvรฉs car il y a beaucoup de dรฉgradationsย au sein du parc oรน vit la population sauvage” de ces primates, explique ร l’AFP Bala Amarasekaran, un infatigable dรฉfenseur des chimpanzรฉs et fondateur du sanctuaire en 1995.
“Nous avons rรฉcemment fait face ร beaucoup de dรฉforestation et d’empiรจtement illรฉgal sur les terres du parc”, notamment des constructions de maisons.ย Des piรจges sont aussi rรฉguliรจrement dรฉcouverts prรจs du sanctuaire.


– Cri d’alarme –
La menace est telle que les responsables de ce projet emblรฉmatique ont lancรฉ un cri d’alarme : depuis le 26 mai, le sanctuaire est fermรฉ aux visiteurs, pour tenter d’infliger un รฉlectrochoc au gouvernement.
Depuis 2000, la Sierra Leone a perdu 39% de sa couverture forestiรจre, selon l’observatoire de rรฉfรฉrence Global Forest Watch.
Sur les 18.000 hectares de forรชts du WAP-NP, presque un tiers ont รฉtรฉ perdus ou gravement dรฉgradรฉs depuis 2012.
A six kilomรจtres au sud du sanctuaire, les activitรฉs illรฉgales et le grignotage au sein du parc menacent aussi l’avenir d’un barrage vital pour les deux millions d’habitants de Freetown – une ville surpeuplรฉe – et ses alentours, d’oรน ils tirent leur seul approvisionnement en eau.
Aprรจs un trajet en pick-up sur une piste ร fort dรฉnivelรฉ, l’immense barrage de Guma apparaรฎt, entourรฉ d’une forรชt primaire vert รฉtincelant.
Mais en contrebas, on peut voir ร l’oeil nu la vallรฉe grignotรฉe par l’urbanisation. La sรฉcuritรฉ sanitaire du barrage est menacรฉe, la dรฉforestation favorisant l’envasement et la sรฉdimentation dans le rรฉservoir, alimentรฉ pendant la longue saison des pluies.
“Ce quartier n’existait pas il y a encore trois ans”, dรฉplore Maada Kpenge, le directeur exรฉcutif de la compagnie gรฉnรฉrale des eaux de la vallรฉe de Guma.ย “Chaque annรฉe, il y a de nouvelles maisons, dont les propriรฉtaires affirment qu’ils possรจdent la terre lรฉgalement… Chaque annรฉe, nous perdons des milliers d’hectares de forรชts; ร ce rythme-lร , dans 10 ou 15 ans, il ne restera presque rien”.
La forรชt participe activement au cycle de l’eau grรขce ร l’รฉvapotranspiration et permet aussi de capter et de retenir l’eau. Si rien n’est fait et si le niveau du barrage baisse drastiquement, “il sera quasiment impossible de vivre ร Freetown…”, prรฉvient-il.
Le gouvernement dรฉplore des pratiques opaques et corrompues d’attribution des terres par de prรฉcรฉdentes autoritรฉs et met en avant les nouvelles lois plus sรฉvรจres votรฉes concernant la propriรฉtรฉ de la terre.
Mais activistes et experts estiment qu’elles ne sont pas assez appliquรฉes sur le terrain.
L’AFP a pu suivre une รฉquipe de gardes forestiers qui sous-payรฉs et sous-รฉquipรฉs, tentent d’intervenir au cours de raids.
“Dans ce parc, il y a de la production illรฉgale de marijuana, de charbon de bois, de l’exploitation forestiรจre et des gens qui construisent des maisons et s’accaparent les terrains…”, รฉnumรจre Alpha Mara, le commandant des gardes forestiers au sein deย l’Autoritรฉ nationale des aires protรฉgรฉes (NPAA).
–ย Erosion –
Ce jour-lร , lui et une vingtaine de gardes juchรฉs sur un pick-up foncent ร travers la rรฉgion.
Ils s’attaqueront ร six sites situรฉs soit ร l’intรฉrieur mรชme du parc, soit dans la zone tampon.
Ne disposant ni d’armes ni d’รฉquipements pour se dรฉfendre face ร des trafiquants ou des occupants illรฉgaux, ils abattent ร mains nues des murs de maisons ou des piliers dรฉlimitant des terrains gagnรฉs sur le parc.
Un garde lacรจre comme il le peut ร l’aide d’une machette la tรดle de cabanes รฉrigรฉes sur ces terrains.
La tension monte d’un cran quand des gardes frappent une de ces constructions d’oรน sort terrorisรฉe une jeune femme, son nourrisson en pleurs dans les bras.
Famata Turay explique que son mari est employรฉ en tant que gardien du terrain par un riche propriรฉtaire vivant ร l’รฉtranger.
“Ici, nous sommes dans le parc : ces constructions sont illรฉgales !”, lui lance Ibrahim Kamara, le garde rรฉdigeant un rapport. “Je ne suis pas au courant, Monsieur”, rรฉplique Famata.
“Je n’ai aucun autre endroit oรน vivre….”, confie-t-elle en sanglotant aprรจs le dรฉpart des gardes, face ร sa cabane ร moitiรฉ dรฉtruite.
En raison de cette dรฉforestation, les tempรฉratures dรฉjร rรฉguliรจrement extrรชmes pourraient devenir insupportables pour la majoritรฉ des habitants de Freetown et de cette rรฉgion, soulignent les experts.
L’รฉrosion des sols est aussi accentuรฉe pendant la saison des pluies en Sierra Leone, le pays ayant connu le glissement de terrain le plus meurtrier en Afrique : une coulรฉe de boue sur les hauteurs de Freetown qui a entraรฎnรฉ la mort de 1.141 personnes en 2017.

Dans le sanctuaire de Tacugama, Bala Amarasekaran ne dรฉcolรจre pas contre les dรฉfaillances des institutions. “Si quelqu’un enfreint les lois sur la faune sauvage, il devrait y avoir des amendes, des poursuites, ce n’est pas le cas”.
“Tacugama est la destination d’รฉcotourisme numรฉro un du pays : vous ne pouvez pas vous targuer d’avoir un sanctuaire de classe mondiale et รชtre incapable en tant que gouvernement de le protรฉger”, dit-il. “Ce problรจme d’empiรจtement sur les terres du parc doit รชtre rรฉglรฉ pour que Tacugama puisse continuer d’exister…”.
Humaniterre avec AFP