Lundi 14 avril 2025
El Amra,ย Tunisie
reportageย de Kaouther LARBI et Inรจs BEL AIBA
En file indienne, pas rรฉsolu et matraque ร la main, les gendarmes tunisiens s’engagent sur une piste qui serpente entre deux rangs d’oliviers. Devant eux, des migrants fuient tandis que leurs tentes brรปlent.
Impuissants, certains observent les volutes de fumรฉe ร quelques centaines de mรจtres.
Cette semaine, les autoritรฉs ont lancรฉ une รฉnorme opรฉration pour dรฉtruire leurs logements de fortune. “Je ne sais pas quoi faire”, lรขche Bakayo Abdelkadeur, un Malien de 26 ans, deux couvertures usรฉes sous le bras.
Cela fait presque deux ans que des oliveraies de la rรฉgion d’El Amra, dans le centre-est de la Tunisie, se sont transformรฉes en camps informels pour des milliers de personnes originaires d’Afrique subsaharienne.
Un sujet devenu explosif dans le pays sur fond d’une campagne virulente contre les migrants, la cohabitation avec les riverains รฉtant difficile et les propriรฉtaires terriens rรฉclamant que les nouveaux venus soient chassรฉs de leurs champs.
La tension รฉtait montรฉe en 2023, quand le prรฉsident tunisien Kais Saied avait lancรฉ que “des hordes de migrants subsahariens” menaรงaient de “changer la composition dรฉmographique” du pays.
En arrivant en Tunisie aprรจs avoir, pour beaucoup, traversรฉ les dรฉserts du Mali et de l’Algรฉrie, les migrants rรชvaient de rallier les cรดtes italiennes. C’รฉtait sans compter le verrouillage de la route maritime, qui les a bloquรฉs sur le chemin de l’eldorado europรฉen.
La Tunisie a conclu en 2023 un “partenariat” avec l’Union europรฉenne, prรฉvoyant 255 millions d’euros d’aides financiรจres dont prรจs de la moitiรฉ pour lutter contre l’immigration irrรฉguliรจre.

– “Confus” –
Benjamin Enna ramasse une cuillรจre et un sachet de jus en poudre, maigres restes du camp dit du “kilomรจtre 25”.
Ce Nigรฉrian de 29 ans voulait rejoindre son frรจre en Italie et dit avoir survรฉcu ร un naufrage en Mรฉditerranรฉe. Il dit qu’il voudrait retourner dans son pays, puis qu’il aimerait travailler en Tunisie mais qu’il va “de nouveau essayer” d’aller en Europe.
“C’est confus dans ma tรชte”, admet-il.
Si leurs projets diffรจrent – rentrer chez eux ou tenter malgrรฉ les obstacles de rejoindre l’Europe – la plupart des migrants interrogรฉs autour d’El Amra s’accordent sur une chose: ils veulent quitter la Tunisie au plus vite.
“Nous avons beaucoup souffert”, raconte Camara Hassan, 25 ans, qui รฉtudiait les relations internationales en Guinรฉe et affirme avoir passรฉ deux mois en prison en Tunisie.
Le chemin vers l’Europe a beau sembler fermรฉ, il ne perd pas espoir. “D’une maniรจre ou d’une autre, nous irons quand mรชme”, affirme-t-il.
“Moi, je veux retourner en Cรดte d’Ivoire, mais l’OIM (l’Organisation internationale des migrations) est pleine”, explique un autre jeune homme avant de prendre la fuite ร l’approche d’un vรฉhicule de la Garde nationale.
Visiblement harassรฉe, une Camerounaise de 29 ans prรฉfรฉrant rester anonyme dit sa tourmente.
“C’est horrible”, affirme la jeune femme. “Ils nous traitent comme si on n’รฉtait pas des รชtres humains”.

– Nouveaux camps? –
Le porte-parole de la Garde nationale, Houcem Eddine Jebabli, assure que le dรฉmantรจlement s’est fait de maniรจre “humaine”, soulignant que ses hommes n’ont pas eu recours au gaz lacrymogรจne.
Interrogรฉ sur le sort des migrants maintenant que leurs camps ont รฉtรฉ dรฉtruits, le responsable a affirmรฉ qu’une grande partie allait bรฉnรฉficier de “retours volontaires”, tandis qu’une autre s’est “dispersรฉe dans la nature”.
Au 2 avril, l’OIM indique avoir dรฉjร procรฉdรฉ ร 1.740 retours volontaires, aprรจs quasiment 7.000 l’an passรฉ, le triple de 2023.
Cette opรฉration coup de poing des autoritรฉs, ร l’aide de dizaines de fourgons de police et de tracteurs, laisse sceptique Romdhane Ben Amor, de l’ONG Forum tunisien pour les droits รฉconomiques et sociaux (FTDES).
Pour lui, il s’agit d’une tentative d'”รฉparpiller au maximum les migrants dans la nature pour calmer les tensions au sein de la population locale”.
Une stratรฉgie qui ร son avis “ne rรฉussira pas”. “Les migrants vont se rassembler et construire de nouveaux camps car ils n’ont pas d’abri”, soutient-il.
Samedi, ร quelques kilomรจtres d’El Amra, des migrants marchaient au bord de la route, en direction d’autres oliveraies.
Humaniterre avec AFP