Argungu, Nigeria
Mardi 17 juin 2025
Par Leslie FAUVEL
Les histoires de la vie au bord de la riviรจre Matan Fada, dans le nord-ouest du Nigeria, ressemblent ร des lรฉgendes. Les crocodiles ne sortent pas de l’eau le vendredi. Il y a cinquante ans, il suffisait de se baisser pour attraper les poissons, si nombreux qu’il en tombait mรชme des arbres.
Ce qui est certain, c’est que les hippopotames qui peuplaient la riviรจre sont partis. Les pรฉlicans ne s’y arrรชtent plus dans leur migration entre l’Europe et l’Afrique et on ne pรชche plus de “kumba”, ce coquillage que les femmes concassaient pour fabriquer la poudre noire qui maquillait leurs yeux.
Safiya Magagi, 61 ans, a passรฉ toute sa vie ร Argungu, petite ville riveraine. Enfant, elle aimait se rรฉveiller tรดt, ร la saison oรน les oiseaux migrateurs nichaient dans la rรฉgion.
“Les oiseaux ramenaient les poissons dans leurs nids pour nourrir leurs petits, il y en avait tellement qu’ils tombaient des arbres et nous n’avions qu’ร tendre la main pour les rรฉcupรฉrer”, se remรฉmore-t-elle, tout en dรฉplorant que “les enfants d’aujourd’hui ne connaissent pas cette joie”.



Dans l’Etat de Kebbi, le temps de l’abondance est rรฉvolu.
“Particuliรจrement vulnรฉrable” aux effets du changement climatique, selon Joseph Daniel Onoja, directeur de la Nigerian Conservation Foundation (NCF), cette rรฉgion du nord-ouest, aux portes du Sahel, voit “le dรฉsert approcher trรจs rapidement”.
“La hausse des tempรฉratures et l’รฉvaporation excessive qui en rรฉsulte” et “les prรฉcipitations plus faibles” contribuent au “rรฉtrรฉcissement des plans d’eau”, souligne Talatu Tende, รฉcologue au centre de recherche ornithologique Aplori de Jos, dans le centre du Nigeria.
Consรฉquence, la nourriture se rarรฉfie pour les oiseaux migrateurs, qui “ne sont plus aussi nombreux ou mรชme arrรชtent complรจtement de venir”, ajoute-t-elle.
Husaini Makwashi, 42 ans, l’un des chefs d’une communautรฉ de pรชcheurs d’Argungu, confirme ne plus voir certains de ces oiseaux migrateurs.
“L’arrivรฉe de tel oiseau signifiait que la saison des pluies approchait, les gens commenรงaient ร rรฉparer leurs toits et prรฉparer leurs champs”, se rappelle-t-il.
– La riviรจre rรฉtrรฉcit –
Cette rรฉgion de savane voit ses paysages se transformer ร cause de la mรฉtรฉo et des activitรฉs humaines.
La dรฉmographie est galopante dans l’Etat de Kebbi, oรน le taux de fรฉconditรฉ est l’un des plus รฉlevรฉs du pays. Les habitants coupent de plus en plus d’arbres pour se procurer du bois de chauffage.
La campagne a perdu ses dattiers et ses karitรฉs. Les immenses kapokiers et leurs fruits remplis de coton, utilisรฉs pour fabriquer des matelas, ont รฉtรฉ coupรฉs. Restent les margousiers, les manguiers et quelques baobabs.
Les marais et trous d’eau se sont taris ou ont รฉtรฉ pompรฉs par des agriculteurs pour leurs cultures.
L’Afrique n’รฉmet que 3,8% des gaz ร effet de serre dans le monde, mais elle subit sรฉvรจrement les effets du changement climatique.
A Argungu, les tempรฉratures dรฉpassent 40ยฐC depuis deux mois. Selon les scientifiques, l’annรฉe 2024 est la plus chaude jamais mesurรฉe. En Afrique de l’ouest, les tempรฉratures moyennes observรฉes ont augmentรฉ de 1 ร 3ยฐC depuis les annรฉes 1970.
Avec une augmentation des tempรฉratures de 2ยฐC, 36,4% des espรจces de poissons d’eau douce devraient รชtre vulnรฉrables ร l’extinction d’ici 2100, prรฉvoit le Giec.
“Quand les pluies diminuent, la vรฉgรฉtation se rarรฉfie, il y a un excรจs d’รฉvaporation, ce qui rend les sols encore plus secs” et altรจre la biodiversitรฉ, explique Joseph Daniel Onoja, de la NCF.
Et lorsque la vรฉgรฉtation diminue, “la biodiversitรฉ aviaire, et les รชtres humains qui dรฉpendent de ces habitats, sont inรฉvitablement affectรฉs”, insiste-t-il.
L’รฉmir d’Argungu, Alhaji Samaila Muhammad Mera, regrette que “la dรฉsertification ait avalรฉ des milliers de terres arables” ainsi que la disparition des “nombreux lacsย oรน les gens allaient pรชcher”.

Pour prรฉserver les poissons, le chef traditionnel a imposรฉ des restrictions pour la pรชche, ce qui agace certains habitants. “Mais si l’on ne fait rien, la vie telle qu’on la connaรฎt dans cette partie du pays va cesserย et les gens seront contraints de migrer”, craint-il.
Les ressources halieutiques constituent la principale source de protรฉines animales pour environ 30% des Africains, selon le Giec.
Pour l’instant, il est encore “facile” d’รชtre pรชcheur ร Argungu. Les poissons, bien que moins nombreux, sont toujours lร . Mais “la riviรจre a rรฉtrรฉci” et certaines espรจces ont disparu, constate Ahmed Musa, un pรชcheur de 25 ans.
– Insรฉcuritรฉ alimentaire –
Pour les agriculteurs proches de la riviรจre, l’irrigation est facile et les rรฉcoltes satisfaisantes, grรขce “aux engrais et aux pesticides”.
Mais pour ceux plus รฉloignรฉs, la situation se dรฉtรฉriore.
“Avant, on rรฉcoltait cent sacs de millet dans ce champ, maintenant on arrive ร peine ร en avoir soixante”, explique Murtala Danwawa, 30 ans. Autrefois, il pouvait “pleuvoir sans discontinuerย pendant une semaine” en pleine saison des pluies.
Alors, en pรฉriode de soudure, il abandonne ses champs et fait pousser de la canne ร sucre dans le petit trou d’eau voisin, afin de la vendre pour nourrir sa famille.
En Afrique, le changement climatique a rรฉduit la productivitรฉ agricole de prรจs de 34% depuis les annรฉes 1960, plus que dans toute autre rรฉgion du globe, estime le Giec.
En 2025, 33 millions des quelque 220 millions d’habitants du Nigeria feront face ร une insรฉcuritรฉ alimentaire sรฉvรจre, prรฉvoient les Nations unies.
Humaniterre avec AFP