Dimanche 13 mars 2025
Beni,ย RD Congo
Malgrรฉ les risques et la peur, Judith Kahindo marche tous les jours plusieurs kilomรจtres, seule, vers sa plantation isolรฉe de cacao, ressource convoitรฉe ร Beni, rรฉgion de l’est de la RDC infestรฉe par des groupes armรฉs et endeuillรฉe par les massacres.
La province du Nord-Kivu, oรน se trouve Beni, est principalement riche de ses minerais – cobalt, cuivre, coltan -, accusรฉs d’alimenter les conflits qui ravagent l’est de la Rรฉpublique dรฉmocratique du Congo (RDC) depuis trois dรฉcennies.
Mais dans le territoire de Beni, le cacao – dont les cours ont flambรฉ sur le marchรฉ mondial ces deux derniรจres annรฉes – nourrit aussi des violences.
Les massacres commis par les rebelles des ADF (Allied Democratic Forces), qui ont prรชtรฉ allรฉgeance ร l’Etat islamique, ont fait des milliers de morts et empรชchรฉ pendant plusieurs annรฉes les cultivateurs de cacao d’accรฉder ร leurs plantations.
Malgrรฉ une accalmie ces derniรจres annรฉes, “nous entretenons nos champs avec la peur d’รชtre massacrรฉs car le cacao est tellement convoitรฉ, que ce soit par les rebelles ou mรชme nos soldats”, dรฉplore Juliette Kahindo, veuve et mรจre de huit enfants, qui se fraye un chemin ร coups de machette au milieu d’une forรชt enchevรชtrรฉe.
La production cacaoyรจre en RDC, rรฉpartie ร travers le pays, reste marginale ร l’รฉchelle mondiale: en 2024, le pays devrait produire environ 50.000 tonnes de cacao, ร peine plus de 1% de la production mondiale.
– Contrebande –
Dans cette rรฉgion particuliรจrement fertile, les produits agricoles, dont le cacao, attirent les convoitises de divers groupes armรฉs qui nourrissent des rรฉseaux de contrebande vers l’Ouganda voisin, selon les acteurs de la filiรจre.
“S’il n’y avait pas de cacao en abondance ร Beni, la guerre aurait dรฉjร pris fin”, assure Judith Kahindo.
Les ADF ne sont pas la seule menace. “Il y a des gens qui profitent de la terreur suscitรฉe par les ADF pour voler”, assure le colonel Mak Hazukay, porte-parole de l’armรฉe dans le secteur.
Avant mรชme l’รฉmergence des ADF dans les annรฉes 2000, la rรฉgion รฉtait dรฉjร en proie aux attaques des “sangabalende”, groupes criminels spรฉcialisรฉs dans le vol et la contrebande de cacao, explique Richard Kirumba, prรฉsident de la sociรฉtรฉ civile du territoire de Beni.
Selon lui, certains militaires dรฉployรฉs contre les ADF taxent aussi les commerรงants ou pillent les champs. Le cacao volรฉ est gรฉnรฉralement รฉcoulรฉ ร travers des rรฉseaux de contrebande transfrontaliรจre.
“Les criminels vendent le cacao tel quel: ils le coupent, le dรฉcabossent (retirent la baie qui protรจge les fรจves, ndlr) puis partent directement le vendre”, explique Frank Ndinyoka Kabeya, acheteur de cacao et reprรฉsentant de l’Union des nรฉgociants des produits agricoles au Congo.
Les contrรดles sont peu scrupuleux dans un pays oรน, selon Transparency International, la corruption est endรฉmique, et seuls des imprudents risquent des ennuis.
Les rues de Beni sont jalonnรฉes de fรจves sรฉchant au soleil sur des bรขches. La marchandise de contrebande est surtout รฉcoulรฉe auprรจs “de petits acheteurs”, contournant les processus de certification, selon Karim Sibenda, ingรฉnieur agronome dans une chocolaterie locale.
– Label bio –
A l’Office national des produits agricoles du Congo (Onapac), chargรฉ de certifier la qualitรฉ et l’origine du cacao destinรฉ ร l’exportation, l’activitรฉ bourdonne en pleine pรฉriode de rรฉcolte.
Des tonnes de fรจves ร l’odeur vinaigrรฉe s’entassent sous l’entrepรดt de Beni, oรน des employรฉs remplissent et tamponnent des sacs en toile destinรฉs ร l’รฉtranger.
“Les producteurs sont identifiรฉs par un code qui est liรฉ ร la zone” afin d’assurer la traรงabilitรฉ, explique Agee Mbughavinywa, employรฉ d’une compagnie chargรฉe d’acheter et certifier les produits agricoles.
Les sacs sont essentiellement exportรฉs vers l’Ouganda voisin, comme les autres produits agricoles de la rรฉgion.
Depuis fin 2021, la RDC a autorisรฉ la prรฉsence dans la rรฉgion de troupes ougandaises pour รฉpauler son armรฉe contre les ADF, groupe armรฉ d’origine ougandaise.
Cette prรฉsence militaire a permis de sรฉcuriser des axes commerciaux vitaux et d’augmenter les exportations, selon l’Onapac.
Mais ce rapprochement avec Kampala suscite รฉgalement des craintes.
“Les acheteurs ougandais dรฉstabilisent le secteur: ils viennent monnaie en main et imposent leur prix aux producteurs”, dรฉplore la directrice de l’Onacap ร Beni. “Ils ne regardent pas la qualitรฉ, prennent le tout et exportent sous label ougandais, cela handicape l’รฉconomie du pays.”
A Beni, les mรฉthodes traditionnelles de culture et un sol particuliรจrement fertile permettent de produire un cacao bio.
Mais les violences menacent aussi sa certification biologique: l’UE a rรฉcemment menacรฉ de ne plus reconnaรฎtre le label attribuรฉ aux produits locaux, l’insรฉcuritรฉ empรชchant les organismes de certification de dรฉployer leurs inspecteurs sur le terrain.
Une mesure qui encouragerait l’exportation frauduleuse de cacao congolais sous label ougandais, estiment les acteurs de la filiรจre.
Humaniterre avec AFP